Report des congés payés acquis en cas de maladie

Posté le 15 novembre 2023

L’affaire devant le CP d’Agen. Cinq salariés d’une entreprise privée, titulaire d’une délégation de service public, qui gère un réseau de transport en commun de personnes dans l’agglomération d’Agen ont saisi le Conseil de prud’hommes (CP) d’Agen pour réclamer des droits à congés payés acquis mais non pris en raison d’arrêts de travail de plus d’un an pour maladie (non professionnelle).

Certains des salariés demandeurs sont liés à cette entreprise par des contrats de travail à durée indéterminée (CDI), mais pour d’autres déclarés inaptes, leurs contrats de travail ont été rompus.

 

Ces salariés ont demandé à l’employeur de bénéficier des jours de congé annuel payé qu’ils n’avaient pas pu prendre au cours de leurs périodes de maladie respectives, et ceux dont les contrats ont été rompus ont réclamé une indemnité compensatrice au titre des jours de congé non pris.

Ces demandes ont été formées moins de 15 mois après la fin de la période de référence d’un an ouvrant droit aux congés annuels payés, et étaient limitées aux seuls droits acquis pendant, tout au plus, deux périodes de référence consécutives.

L’employeur a refusé ces demandes sur le fondement de l’article L 3141-5 du Code du travail car les arrêts de travail ont perduré au-delà d’une année et n’ont pas été causés par une maladie professionnelle.

 

Rappel. Sont considérées comme périodes de travail effectif pour la détermination de la durée du congé les périodes, dans la limite d’une durée ininterrompue d’un an, pendant lesquelles l’exécution du contrat de travail est suspendue pour cause d’accident du travail ou de maladie professionnelle (C. trav. art. L 3141-5, 5°).

 

Estimant que ce refus était contraire au droit de l’Union européenne, notamment à l’article 7, paragraphe 1, de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil, du 4-11-2003, concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail et à l’article 31, paragraphe 2, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, les salariés ont introduit un recours devant le CP d’Agen.

 

Saisine de la CJUE de trois questions préjudicielles. Le CP d’Agen a décidé de surseoir à statuer et de soumettre à la CJUE les trois questions préjudicielles suivantes :

 

1 – l’article 7, paragraphe 1, de la directive 2003/88 doit-il être interprété comme étant d’application directe dans les rapports entre un opérateur privé de transport, ayant une seule délégation de service public et ses salariés, ce compte tenu tout particulièrement de la libéralisation du secteur des transports ferroviaires de passagers ?

Le CP s’interroge sur le point de savoir si les salariés peuvent se prévaloir du droit au congé annuel payé visé à l’article 7, paragraphe 1, de la directive 2003/88 à l’égard de l’employeur, une entreprise privée, titulaire d’une délégation de service public.

 

2 – quelle est la durée de report raisonnable des 4 semaines de congés payés acquis, au sens de l’article 7, paragraphe 1, de la directive 2003/88, en présence d’une période d’acquisition des droits à congés payés d’une année ?  

 

3 – l’application d’un délai de report illimité à défaut de disposition nationale, réglementaire ou conventionnelle encadrant ledit report n’est-elle pas contraire à l’article 7, paragraphe 1, de la directive 2003/88 ?

 

Le CP relève que le droit national ne prévoit pas expressément de durée de report pour les droits au congé annuel payé acquis au cours d’un arrêt de travail pour maladie de longue durée.

 

La CJUE a déjà jugé qu’un délai de report de 15 mois peut être admis, lorsque la période de référence ouvrant droit au congé annuel payé a une durée d’un an (CJUE 22-11-2011 aff. C‑214/10).

 

Mais, en France, la Cour de cassation a récemment admis la possibilité d’un report illimité des droits au congé annuel payé accumulés en raison d’un arrêt de travail pour maladie de longue durée. En effet par une décision du 13-9-2023, la Cour de cassation a jugé qu’un salarié peut prétendre à droits à congés payés au titre de la période de suspension de son contrat de travail en raison d’un arrêt de travail pour maladie non professionnelle. Elle a écarté partiellement l’application des dispositions de l’article L 3141-3 du Code du travail pour non-conformité au droit européen (en application de l’article 31 §2 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et de l’article 7 de la directive 2003/88/CE du 4-11-2023), car elles subordonnent à l’exécution d’un travail effectif l’acquisition de droits à congés payés par un salarié dont le contrat de travail est suspendu en raison d’un arrêt de travail pour maladie non professionnelle (Cass. soc. 13-9-2023 nos 22-17340 à 22-17342).

Par une autre décision de 13-9-2023, elle a jugé que le salarié victime d’un accident du travail et en arrêt de travail pendant plus d’un an peut prétendre à ses droits à congés payés pour la totalité de cette période. Elle a écarté l’application des dispositions de l’article L 3141-5, 5° du Code du travail pour non-conformité au droit européen (Charte des droits fondamentaux de l’UE et directive 2003/88/CE du 4-11-2023), car elles limitent à une durée ininterrompue d’un an les périodes de suspension du contrat de travail pour accident du travail ou maladie professionnelle assimilées à du temps de travail effectif pendant lesquelles le salarié peut acquérir des droits à congés payés (Cass. soc. 13-9-2023 n° 22-17638).

Devant ces divergences jurisprudentielles, le CP interroge la CJUE sur la durée de report raisonnable pouvant être retenue et sur le point de savoir si, en l’absence de disposition nationale délimitant cette durée, un délai de report illimité serait conforme au droit de l’Union.

 

1 – Droit à invoquer devant le CP le droit au congé annuel payé à l’égard de l’employeur, qui est consacré par l’article 31, paragraphe 2, de la Charte des droits fondamentaux de UE et concrétisé par l’article 7 de la directive 2003/88

 

À la première question, la CJUE a répondu que qu’un travailleur peut se prévaloir du droit au congé annuel payé, consacré par l’article 31, paragraphe 2, de la charte des droits fondamentaux de UE et concrétisé et l’article 7 de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil, du 4-11-2003, à l’égard de son employeur, la circonstance que celui-ci est une entreprise privée, titulaire d’une délégation de service public, étant dépourvue de pertinence à cet égard (point 27)

 

Dans les contentieux portés devant le CP, les salariés sont donc fondés à invoquer le droit au congé annuel payé, consacré par l’article 31, paragraphe 2, de la Charte des droits fondamentaux de UE et concrétisé par l’article 7 de la directive 2003/88, à l’égard de leur employeur, indépendamment de sa qualité d’entreprise privée, titulaire d’une délégation de service public, et il incombe au CP de laisser inappliquée une réglementation nationale contraire à ces dispositions du droit de l’Union européenne (point 26).

 

2- Concernant la deuxième question, la CJUE s’est déclarée incompétente pour fixer la durée de report raisonnable des 4 semaines de congés payés acquis en présence d’une période d’acquisition des droits à congés payés d’une année.

 

Conformément à l’article 7, paragraphe 1, de la directive 2003/88, les États membres prennent les mesures nécessaires pour que tout travailleur bénéficie d’un congé annuel payé d’au moins 4 semaines, conformément aux conditions d’obtention et d’octroi prévues par les législations et/ou les pratiques nationales. C’est aux États membres qu’il appartient de définir, dans leur réglementation interne, les conditions d’exercice et de mise en œuvre du droit au congé annuel payé, en précisant les circonstances concrètes dans lesquelles les travailleurs peuvent faire usage dudit droit (point 31).

Ainsi, il n’appartient pas à la CJUE, statuant sur renvoi préjudiciel, de définir la durée de report applicable au droit au congé annuel payé, visé à l’article 7 de cette directive. La CJUE ne peut qu’examiner si la durée de report fixée par l’État membre concerné n’est pas de nature à porter atteinte à ce droit au congé annuel payé (point 32).

 

3- Pas de droit à un report illimité des congés payés et possibilité d’une durée de report des congés payés limitée à 15 mois et à 2 périodes de référence d’acquisition des congés payés consécutives.

 

La troisième question est de savoir si l’application d’un délai de report illimité, à défaut de disposition nationale, réglementaire ou conventionnelle encadrant ce report, n’est pas contraire à l’article 7, paragraphe 1, de la directive 2003/88. Par cette troisième question, le CP demande à la CJUE si l’article 7 de la directive 2003/88 s’oppose à une législation nationale et/ou à une pratique nationale qui, en l’absence de disposition nationale prévoyant une limite temporelle expresse au report de droits à congé annuel payé acquis et non exercés en raison d’un arrêt de travail pour maladie de longue durée, permet de faire droit à des demandes de congé annuel payé introduites par un travailleur après la fin de la période de référence ouvrant droit à ce congé.

 

Réponse de la CJUE. La CJUE a répondu que l’article 7 de la directive 2003/88 doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une législation nationale et/ou à une pratique nationale qui, en l’absence de disposition nationale prévoyant une limite temporelle expresse au report de droits à congé annuel payé acquis et non exercés en raison d’un arrêt de travail pour maladie de longue durée, permet de faire droit à des demandes de congé annuel payé introduites par un travailleur moins de 15 mois après la fin de la période de référence ouvrant droit à ce congé et limitées à deux périodes de référence consécutives.

 

La CJUE rappelé que :

 

– il appartient aux États membres de définir, dans leur réglementation interne, les conditions d’exercice et de mise en œuvre du droit au congé annuel payé, en précisant les circonstances concrètes dans lesquelles les travailleurs peuvent faire usage de ce droit (point 42) ;

 

– la fixation d’une période de report pour congés annuels non pris à la fin d’une période de référence fait partie des conditions d’exercice et de mise en œuvre du droit au congé annuel payé et relève de la compétence des États membres (point 43) ;

 

– l’article 7, paragraphe 1, de la directive 2003/88 ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui prévoit des modalités d’exercice du droit au congé annuel payé, comprenant même la perte du droit au congé annuel payé à la fin d’une période de référence ou d’une période de report, à condition que le travailleur dont le droit au congé annuel payé est perdu ait effectivement eu la possibilité d’exercer ce droit [CJUE  22-9-2022, aff. C–120/21) (point 44) ;

 

– des limitations peuvent être apportées au droit fondamental au congé annuel payé, dès lors que ces limitations sont prévues par la loi, qu’elles respectent le contenu essentiel du droit au congé payé annuel et que, dans le respect du principe de proportionnalité, elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union européenne.

 

 La CJUE admet de telles limitations dans le contexte particulier où les travailleurs concernés avaient été empêchés d’exercer leur droit au congé annuel payé en raison de leur absence du travail pour cause de maladie. Elle a jugé que, bien qu’un travailleur en incapacité de travail pendant plusieurs périodes de référence consécutives soit, en principe, en droit d’accumuler de manière illimitée tous les droits à congé annuel payé acquis durant la période de son absence du travail, un tel cumul illimité ne répondrait plus à la finalité même du droit au congé annuel payé.

 

Le droit au congé annuel payé poursuit une double finalité, d’une part, permettre au travailleur de se reposer par rapport à l’exécution des tâches lui incombant selon son contrat de travail et, d’autre part, disposer d’une période de détente et de loisirs. Le droit au congé annuel payé acquis par un travailleur en incapacité de travail pendant plusieurs périodes de référence consécutives ne saurait répondre aux deux volets de sa finalité que dans la mesure où le report ne dépasse pas une certaine limite temporelle.

 

La Cour a jugé que, au regard non seulement de la protection du travailleur mais aussi de celle de l’employeur, confronté au risque d’un cumul trop important de périodes d’absence du travailleur et aux difficultés que celles-ci pourraient impliquer pour l’organisation du travail, l’article 7 de cette directive ne s’oppose pas à des dispositions ou à des pratiques nationales limitant le cumul des droits au congé annuel payé par une période de report à l’expiration de laquelle ces droits s’éteignent, pour autant que ladite période de report garantisse notamment au travailleur de pouvoir disposer, au besoin, de périodes de repos susceptibles d’être échelonnées, planifiables et disponibles à plus long terme, et qu’elle dépasse substantiellement la durée de la période de référence pour laquelle elle est accordée.

 

Concernant des périodes de référence d’une durée d’un an, la CJUE a considéré que l’article 7, paragraphe 1, de la directive 2003/88 ne s’oppose pas à des dispositions ou à des pratiques nationales limitant, par une période de report de 15 mois à l’expiration de laquelle le droit au congé annuel payé s’éteint, le cumul des droits à un tel congé d’un travailleur en incapacité de travail pendant plusieurs périodes de référence consécutives, car de telles dispositions ou pratiques nationales ne méconnaissent pas la finalité de ce droit.

 

L’article 7 de la directive 2003/88 ne fait pas obstacle à ce qu’une législation et/ou pratique nationale permette de faire droit à des demandes de congé annuel payé introduites moins de 15 mois après la fin de la période de référence et limitées aux seuls droits acquis et non exercés, en raison d’un arrêt de travail pour maladie de longue durée, pendant deux périodes de référence consécutives. Un tel report ne méconnaît pas la finalité du droit au congé annuel payé, dès lors qu’un tel congé conserve sa qualité de temps de repos pour le travailleur concerné, et, d’autre part, qu’un tel report ne semble pas être de nature à exposer l’employeur au risque d’un cumul trop important de périodes d’absence du travailleur.

 

Reste à savoir si notre législation nationale sera modifiée pour être mise en conformité avec cette jurisprudence de la CJUE. Après les arrêts de la Cour de cassation du 13-9-2023, les employeurs se trouvent dans une insécurité juridique et face à un risque bien réel de contentieux.

 

Source : CJUE 9-11-2023, Aff. C-271/22 et C275/22.

© Lefebvre Dalloz

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